Cette contribution s’intéresse aux pratiques d’achat des consommateurs à la recherche de "bonnes affaires". Plus spécifiquement, l’enjeu est de questionner l’existence – ou non – d’une ou de plusieurs expertise(s) de la "bonne affaire" du point de vue des consommateurs. L’étude repose sur une enquête qualitative réalisée auprès de 40 consommateurs (50 entretiens au total, d’une durée moyenne de 2h). L’échantillon avait pour ambition de diversifier a priori les profils d’acheteurs. Nous souhaitions rencontrer des individus sensibles aux offres promotionnelles, des "amateurs de couponing", des collectionneurs de cartes de fidélité, des usagers d’Internet utilisant ce média pour leurs achats puis partageant – éventuellement – leurs expériences sur les réseaux .

Dans la démonstration qui suit, nous présentons successivement les trois logiques de recherche de "la bonne affaire" identifiées chez les consommateurs les plus sensibles à "l’achat malin". Il s’agit des logiques de calcul, d'exploration et de restriction. Chacune d’elles repose sur un répertoire d’actions caractéristique. Par commodité, nous emploierons le terme "calculateur" pour qualifier le consommateur engagé dans la logique de calcul, le terme "explorateur" pour celui engagé dans la logique d’exploration, puis le terme "économe" pour désigner le consommateur engagé dans la logique de restriction.

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L’enquête date. Elle a aujourd’hui un petit quelque chose de désuet. Et pourtant, le décalage temporel de sa publication la rend sympathique et d’autant plus troublante. Certes, les pratiques et les outils de la "bonne affaire" évoluent, mais les logiques d’action semblent rester les mêmes. Le nouveau régime climatique et la prise de conscience sans cesse renouvelée des limites du capitalisme industriel ne semblent pas encore avoir contraint la diffusion - l’efficacité ou la voracité - des dispositifs consuméristes, au moins dans nos contrées occidentales. Les crises successives semblent même "accélérer les choses".
Mais pourquoi mettre autant d’énergie au service d’une expertise de la "bonne affaire" ? Pour obtenir quoi ? Ce regard dans le rétroviseur nous fait nous poser des questions sur nos attachements. Le décalage dans le temps rend d’autant plus visible ce qui nous tient et ce à quoi nous tenons quand nous consommons. L’examen minutieux de chaque pratique permet de constater à quel point les formes d’attachement s’immiscent en profondeur dans ce qui fait notre quotidien. Avant même de posséder les "choses", en faisant l’acquisition d’un bien ou d’un service, des liens s’établissent. Plusieurs questions émergent alors au fil de la lecture.
Ces pratiques de recherche de la "bonne affaire", est-ce que nous y tenons vraiment ?
Est-ce que le consommateur a le choix ou est-il en partie contraint par la nécessité de trouver la "bonne affaire" ?
Peut-il s’engager sur d’autres pratiques ? Est-ce aisé de se détacher d’une expertise ?
Et finalement, l’expertise acquise n’est-elle pas un moyen de légitimation des dispositifs de production et de consommation existants, une manière de donner une prise minimale aux consommateur.ice.s et de faire accepter à certain.es un mode d’existence qui s’impose – parfois durement – à eux ?

Identifier et comprendre nos attachements, c’est finalement se donner les moyens de prendre conscience de nos dépendances, de les détricoter pour, peut-être un jour, abandonner les pratiques auxquelles nous ne tenons pas, et exister par celles que nous voulons investir véritablement.
C’est du moins le pari fait à travers le projet de partenariat entre La Cité des Choses et Lisaa Rennes pour cette année 2023-2024.
PETITE SOCIOLOGIE DE LA "BONNE AFFAIRE"
Par le collectif La Cité des Choses
1/La logique de calcul
2/La logique d'exploration
3/La logique de restriction
4/Maximisation et mélange des genres
5/Les contraintes et ressources économiques de l'expertise
SYNTHESE
POUR EN SAVOIR PLUS
6/Les contraintes et ressources temporelles de l'expertise
7/Les contraintes et ressources matérielles de l'expertise
8/Représentations et légitimités
La liste des informateurs
A travers l'exposé de ces trois logiques, nous observons que chaque démarche repose sur un arbitrage de la part des consommateurs, et notamment :

Un arbitrage sur les dispositifs à exploiter pour faire de "bonnes affaires" : Suivant l'expertise considérée, tous les dispositifs ne sont pas compatibles. D'un côté, certains dispositifs facilitent le travail de rationalisation (planification, choix, usage…), puis l'élaboration d'une forme de catégorisation entre l'idée de "bon achat" et celle de gaspillage, d'achat excessif ou superflu. De l'autre, certains dispositifs mettent en avant l'achat plaisir (voire encouragent les excès), précipitent la décision d'achat (situation d'alerte, urgence, rapidité d'exécution…). D'un côté, une partie des dispositifs permettent de stabiliser les critères de choix (prix, qualité…). De l'autre, certains dispositifs encouragent le mouvement continu, le renouvellement, la multiplication des critères de décision. La construction d'une expertise de la "bonne affaire" repose donc sur un arbitrage entre ces différents dispositifs, sur l'exploitation active et sélective de ces dispositifs par les consommateurs.

Un arbitrage sur la manière d'exploiter ces dispositifs : A chaque expertise correspond un usage spécifique - plus ou moins abouti - du dispositif promotionnel considéré. En schématisant, si l'on prend l'exemple des comparateurs de prix : le calculateur exploitera cet outil de manière active pour l'aider dans sa démarche de qualification des produits. L'explorateur l'utilisera de manière plus "flottante" pour connaître les prix des produits ou des marques qu'il apprécie puis - éventuellement - comme un moteur de shopping (une sorte de galerie marchande online). L'économe se servira essentiellement de la fonction de comparaison de prix, intégrant cet outil dans sa démarche de "traque" systématique du prix le plus bas. Dans le même esprit, si l'on prend l'exemple des offres de couponing / fidélité pour les achats courants : le calculateur valorisera essentiellement les dispositifs de fidélisation qui permettent de capitaliser les points et de profiter d'offres promotionnelles régulières et compatibles avec le cadre de choix prédéfini. L'explorateur valorisera les coupons et les cartes de fidélité, mais ces offres devront s'intégrer à leur mode de fonctionnement opportuniste (offres immédiates, non contraignantes, en situation…) voire ludique. L'économe valorisera particulièrement les coupons de réduction et les offres de fidélité du type "un acheté / un offert", et s'engagera même parfois dans une démarche de recherche active et ciblée des meilleures propositions commerciales.

Plusieurs questions se posent alors. D'une part, qu'est-ce qui encourage les consommateurs à s'engager (ou non) dans une expertise ? D'autre part, pourquoi le consommateur a-t-il tendance à privilégier une expertise plutôt qu'une autre ? Est-ce un choix nécessaire ? Les expertises sont-elles compatibles les unes aux autres ? Pour tenter d'ébaucher quelques réponses à ces questions, nous nous sommes intéressés à trois jeux de contraintes. Le premier concerne les contraintes économiques. Ce sont elles qui légitiment en grande partie l'engagement du consommateur dans une expertise de recherche de la "bonne affaire". Nous focaliserons ensuite l'analyse sur les contraintes temporelles et matérielles, puis les contraintes sociales en termes de représentations sociales et de légitimité.

Etude réalisée au sein du Laboratoire SENSE, Orange Labs